Ce texte a été publié pour la première fois le 12 avril 2022 sur Medium.
Depuis le début de « la phase chaude » de la guerre russo-ukrainienne, beaucoup de gens se sentent obligés de se prononcer à ce sujet. Les personnalités médiatiques, les blogueurs et les influenceurs, même ceux qui ne s’occupaient jamais des « questions de géopolitique » s’expriment, soit parce que leur audience le leur demande, soit parce qu’en tant que personnalités publiques, ils sentent qu’ils ne peuvent pas rester sans rien dire. En même temps (oui, le fameux), ils veulent s’exprimer de façon à ne pas heurter les sensibilités de qui que ce soit, ni d’offusquer personne. Et puis, il ne faut surtout pas se montrer agressif, pour ne pas perdre les abonnés, et ne pas être bloqué par la plateforme.

On entend donc les discours du genre : je ne suis pas spécialiste, mais je me suis renseigné et il m’est difficile de dire qui a raison et qui a tort, je crois que dans chaque conflit les deux parties ont leur part de responsabilité, et pour que ça s’arrête, il faut trouver une solution de compromis, il faut tout de même comprendre qu’une grande puissance ne peut pas être anéantie complètement, il faut lui laisser une porte de sortie, le ressentiment est extrêmement dangereux à long terme, l’histoire nous l’a déjà appris, je comprends les souffrances des deux côtés, les gens simples sont tous contre la guerre, etc., etc., etc.
Cet humanisme est très confortable : ça passe partout, on est bienveillant, compréhensif et indulgent envers tout le monde. Personne n’est heurté dans ses sensibilités et les apparences sont préservées. Si en plus on dit qu’on envoie des produits d’hygiène et de la nourriture à la Croix-Rouge internationale, c’est le top. L’humanisme est suffisamment manifesté et on peut passer à autre chose.
Cet humanisme, je n’en ai pas. Désolée de ne pas être à la hauteur. Tous les jours, mes proches passent des heures dans des abris anti-aériens. Nombreux sont ceux qui ont été obligés de quitter leurs maisons. Il y en a qui sont dans l’armée ou dans la défense territoriale. Les missiles ont détruit les immeubles d’habitation à 500 m de mon ancienne adresse. Et encore, moi personnellement, j’ai de la chance d’être en sécurité. Mais comment rester humaniste, quand on voit ce qui se passe à Boutcha, à Borodianka, à Volnovakha et à Marioupol ?
Face à cela, comment accepter ces spectacles de réconciliation, ces mises en scène, quand on veut accueillir dans le même festival les films russes et ukrainiens ? Comment réagir aux questions sur l’éventuelle réconciliation à travers le dialogue des cultures ? Comment imaginer qu’on puisse faire participer à la même célébration les familles ukrainiennes et russes ? Qu’est-ce que c’est que cet humanisme qui traite avec la même condescendance faussement miséricordieuse la victime et son agresseur ?
Pourquoi au nom des valeurs européennes, tant méprisées en Russie même, on pousse l’Ukraine, la victime, qui est loin d’être au bout de ses atroces souffrances, à pardonner son agresseur, alors que ce même agresseur ne manifeste aucun signe de repentance ? Il y a quelque chose qui ne va pas avec cet humanisme.
Je comprends votre envie que tout cela se termine au plus vite. Croyez-moi, les Ukrainiens le veulent tout autant, et même bien plus. Mais ce n’est pas à la victime de baisser les armes, pour que la paix se rétablisse. C’est à l’agresseur d’arrêter les tirs et de se retirer.
J’entends souvent : « Nous prions pour les russes et pour les Ukrainiens ». Moi, je vous dis : ne priez pas pour les russes, si ce n’est pour qu’ils retrouvent la raison, car aujourd’hui, ce sont eux qui tuent les innocents, en dépit de tous les commandements de l’Église. Ne priez pas pour la paix en Ukraine quoi qu’il en coûte (oui, encore, désolée), car cela voudrait dire qu’un compromis honteux sera négocié par force, au détriment de l’Ukraine meurtrie, et qu’une nouvelle guerre éclatera plus tôt qu’on ne le croit. Priez pour la victoire de l’Ukraine, et encore mieux, soutenez-la par tous les moyens.
Rassurez-vous, quand je dis victoire de l’Ukraine, il ne s’agit pas d’un défilé du régiment « Azov » sur la place Rouge à Moscou. Il s’agit seulement de l’Ukraine libre et indépendante, dans ses frontières de 1991 que la Russie elle-même a reconnues dans plusieurs traités internationaux, l’Ukraine souveraine avec la Crimée et Donbass enfin libres et où les drapeaux bleu-jaunes flotteront à nouveau. Il s’agit de l’Ukraine indépendante de toute pression, libre de décider de sa politique intérieure et internationale. En fait, il s’agit des choses basiques pour tout État souverain et indépendant, celles dont vos pays bénéficient depuis si longtemps, que vous avez du mal à imaginer qu’un jour, vous pouvez en être privés.
Viendra le jour, où les cérémonies de réconciliation pourront éventuellement être envisageables. Mais en ce moment, le traumatisme est trop violent. La plaie est ouverte, elle n’est même pas encore désinfectée, suturée ni pansée, le sang coule à flots, et vous essayez de faire un massage relaxant, avec des huiles essentielles. Cela ne marche pas. Et un tel humanisme est indécent.